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MIHAIL SADOVEANU

1880-1961)

 

 

Né à Pascani, Mihail Sadoveanu était d'une double ascendance paysanne. Son père, avocat, avait pour aïeux des propriétaires ruraux d'Olténie, sa mère descendait d'anciens paysans libres. Il fit des études de droit à Bucarest. En 1898, à dix-huit ans, il publie un essai dans la revue Vieata Nova. Mais bientôt c'est N. Iorga lui-même qui l'invite à collaborer au Semanatorul (Le Semeur), l'organe de l'école littéraire qui prêche le retour aux sources paysannes de l'inspiration nationale et porte le nom de Semanatorism.
Marié en 1901, il devient père d'une famille nombreuse sur laquelle il règne en patriarche autoritaire ; il obtient à Bucarest un emploi à la Casa Scoalelor, la « Caisse des Écoles », puis au ministère des Arts. En 1906, il s'installe à Falticeni où il a acquis un domaine de deux hectares qu'il exploite en gentilhomme fermier – non sans s'intéresser à la vie des paysans, ses voisins, publiant pour eux une revue, Ravasul proporului (Le Billet du peuple), qui comporte de nombreux conseils d'agronomie pratique. Cependant, G. Ibraileanu, qui vient de fonder à Iasi la revue Viata româneasca (La Vie roumaine), lui demande sa collaboration. Nommé en 1910 directeur du Théâtre national, Sadoveanu quitte son domaine pour la capitale moldave où il reste jusqu'en 1936, date à laquelle il s'installe définitivement à Bucarest. Il devient directeur des deux quotidiens Adevarul (La Vérité) et Dimineata (Le Matin). En 1923, Sadoveanu entre à l'Académie roumaine. Son discours de réception est un éloge de la poésie populaire. En 1931, il est élu président du Sénat.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il adhère au nouveau régime et, pendant l'été 1945, il se rend en Russie, visite Moscou et Leningrad et il écrit des articles enthousiastes sur les réalisations soviétiques. Une nouvelle période commence dans son activité littéraire. Il publie notamment Mitrea Cocor (1949), roman d'un jeune paysan devenu militant communiste, puis Nicoara Potcoava (Nicoara Fer à Cheval, 1952), qui lui vaut le prix d'État de première classe. À l'occasion de son soixante-quinzième anniversaire, il reçoit le titre de Héros du travail socialiste. Il est mort subitement à Bucarest en 1961.
Il semble que l'on puisse grouper sous le nom d'« études naturalistes » une série de nouvelles ou de romans qui dépeignent la misère physique et morale de personnages condamnés à la déchéance dans les villes de province. Les titres de ces diverses œuvres sont pour la plupart révélateurs du climat spirituel que Sadoveanu veut créer : Dureri înnabusite (Douleurs étouffées, 1904), Floare ofilita (Fleur fanée, 1906), Apa mortilor (L'Eau des morts, 1911), Locul unde nu s-a întîmplat nimic (L'Endroit où il ne s'est rien passé, 1933). Même ambiance dans les récits : Balta linistii (Le Marais du repos) ou O zi ca altele (Un jour comme tant d'autres). La dédicace de Fleur fanée s'adresse expressément aux « petits fonctionnaires de province ». L'auteur leur voue son livre, « monotone comme la vie qu'il renferme ». Monotone, en effet, l'existence du fonctionnaire dont on lit les heurs et malheurs dans Insemmarile lui Neculea Manea, 1907 (Les Remarques de Nicolas Manea). Paysan pauvre devenu professeur, amoureux d'une jeune fille qui épouse un autre homme, puis marié, père d'un enfant – sa femme et son enfant meurent –, muté dans un lycée en proie aux disputes et aux cabales, entouré de collègues haineux ou médiocres dont l'un sombre dans l'ivrognerie et la décrépitude, Manea éprouve jusqu'au dégoût la plate ignominie de l'univers qui l'entoure. Sadoveanu excelle à nous montrer les humiliés et les offensés qui le sont plus par leur condition de provinciaux que par la société elle-même. Du creux de l'abîme, ils se redressent parfois et se révoltent, telle Haia Sanis, l'héroïne de la nouvelle qui porte son nom – le meilleur récit, peut-être, de tout le cycle. Petite juive de Mahala, qui est un faubourg populeux, Haia est amoureuse d'un bellâtre et lutte contre son entourage pour sauver son amour, mais le bellâtre part pour l'armée et l'abandonne. Haia meurt dans d'affreuses souffrances, en accouchant.
Misérabilisme, dira-t-on, influence de Dostoïevski et du réalisme, peinture aussi d'un milieu vrai et d'une société en crise. Sadoveanu, pourtant, n'a rien du propagandiste social. Il dénonce tout simplement les méfaits de l'agglomération – le mot devant être pris non seulement dans le sens que lui donnent les urbanistes, mais dans celui, plus général, de la concentration d'êtres humains en un même lieu. Sadoveanu est un pessimiste du groupe, des collectivités.
On se tromperait en imaginant quelque dialectique faisant suivre des récits urbains à des récits villageois. En vérité, ces deux types de récits s'entremêlent, chronologiquement, dans l'œuvre de Sadoveanu. Et les contraintes qui pèsent sur les citadins se retrouvent, d'un autre ordre quoique aussi lourdes, à la campagne. L'agglomération se dissipe dans les grands espaces, les individus ne sont plus écrasés par l'entourage ni réduits par des violences extérieures, mais, à l'écart de la civilisation oppressante, ils tombent sous la sujétion toute intérieure de leur nature, modelée et figée depuis le fond des âges. C'est une certaine sauvagerie qui les menace. Dans Crîsma lui Mos Precu, 1904 (Le Cabaret du père Précou), défilent d'inquiétants personnages, facilement ivrognes et tourmentés de vagues énergies qui ne demandent qu'à exploser. Le cabaret, pour ces êtres frustes, est analogue à ce qu'est l'ermitage pour le moine. Ici comme là, on médite et l'on cherche à prendre conscience de son propre mystère. Or, l'isolement du berger ou du garçon de ferme devant son verre de tuica (eau-de-vie de prunes), en dépit du tumulte qui l'entoure, est pareil à celui du sihastru, du « solitaire ».
Certes, le moine ne se livre pas, comme font les convives réunis à l'Auberge d'Ancoutsa (Hanu Ancutei, 1928), à de riches festivités gastronomiques. Ici, la communication s'établit, si l'on peut dire, et l'accord des âmes se noue dans la célébration de la cuisine moldave. Il y a du Gargantua chez tout Moldave vu par Sadoveanu, sinon chez Sadoveanu lui-même.
Cependant, la jovialité n'efface pas la hantise du drame toujours prochain, tel celui que connaît la paysanne Vitoria, l'héroïne de Baltag (La Cognée). Son mari, un berger, a disparu. Elle a l'intuition qu'on l'a assassiné et elle cherche à le prouver en se lançant toute seule dans l'enquête. Ce qui la guide, c'est la connaissance intime des lois de la transhumance : elle lui permet de tout reconstituer et de découvrir où et par qui son mari a été tué.
Sadoveanu ne décrit pas la nature et le monde paysan du point de vue de l'observateur froid, sans sensibilité ni tendresse. Certes, les animaux domestiques ou sauvages, les arbres, les fleuves et les hommes aussi sont présentés tels qu'ils sont, mais ils bénéficient d'emblée, sans que nul effort d'idéalisation ni d'embellissement ne soit nécessaire, de l'attachement que l'on porte aux natures fortes, douées de « vertu », dans le sens italien du mot virtù. Que la Moldavie, telle qu'il l'a vue, ait été pour Sadoveanu un refuge d'élection, un vaste et accueillant ermitage de repli, on ne saurait en douter. Bien mieux, tel un amant avide de connaître, par une sorte de passion récurrente, les années d'enfance de sa bien-aimée, Sadoveanu explore le passé moldave et remonte à des époques sinon fabuleuses, du moins en partie mystiques et mythiques, bien que relativement récentes. Ainsi la noce de la princesse Ruxanda garde pour les Roumains une auréole de légende, même si elle se déroule sous le règne de Vasile Lupu, au XVIIe siècle.
Cependant, c'est plus haut dans le temps, vers la fin du XVe siècle, lors de la glorieuse épopée de Stefan cel Mare, Étienne le Grand, que Sadoveanu a situé sa trilogie Fratii Jderi (Les Frères Jder, 1935). C'est un peu plus tard, sous le règne de Tomsa, que se déroule l'action de Neamul Soimarestilor (La Famille des Shoïmar, 1915), et plus tard encore celle de Zodia Cancerului (Le Signe du Cancer, 1929), ce dernier roman étant fondé sur la fiction d'un voyage accompli en Moldavie par un Français, l'abbé de Marennes, sous le règne de Duca-Voda – le prince Duca – vers la fin du XVIIe siècle.
Assurément, la peinture de ces rudes époques n'est pas idéalisée et les récits de malheurs et d'injustices ne manquent pas dans ces fresques historiques. Cependant, il en émane avant tout comme un regret, une nostalgie et l'amer souvenir d'un temps de gloire et de grandeur qui ne reviendra plus.
L'œuvre de Sadoveanu, immense et abondamment traduite, peut passer à bon droit pour la meilleure des introductions à ce que les Roumains appellent le « spécifique national ». La bibliothèque entière qu'offre Sadoveanu à ses lecteurs, c'est la Roumanie passée et présente, à peine noircie quand il s'agit de la vie quotidienne urbaine, mais le faubourg et la petite ville de province ne sont pas les lieux où se conserve l'âme roumaine dans sa mystérieuse mélancolie et sa rudesse. Ce sont plutôt les hauts chemins du pays, parcourus par les bergers, la salle de ferme ou de cabaret où se racontent, à la veillée, des légendes fantastiques et se chantent des romances, des doïne, d'épopée ou d'amour. Ce sont les abris, au bord des marécages, où le chasseur Sadoveanu guette le vol des canards en écoutant les récits d'un vieux berger, son compagnon, son confident, récits qui sont les communs souvenirs de tout un peuple.

 
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